Il y a quelques semaines, nous avons demandé à des chorégraphes de nous donner leurs conseils sur leur manière de stimuler leur créativité. Le sujet les a tellement inspiré, qu’ils ont tous répondu avec enthousiasme, et ont été particulièrement prolifiques ! Alors voici leur témoignage, leurs astuces, leur processus, pour essayer de décrire leur propre créativité !
Crédit photo : Compagnie Keatbeck
Tess Blanchard
« Il y a une vraie fascination autour de la créativité. Face à une œuvre la même question surgit souvent : comment le créateur a-t-il eu l’idée ? Comment a-t-il fait pour lui donner vie ? Le chemin est souvent tout aussi passionnant que le produit fini. Selon moi il y deux choses distinctes : l’idée puis sa mise en œuvre. C’est à ce moment là que la créativité entre en jeu.
Comment arrive l’idée ? Un peu de nulle part. Pour moi, par exemple, elle vient souvent la nuit. En pleine insomnie je peux me mettre à écrire, à danser dans ma tête. D’un seul coup un spectacle en son entier peut survenir. Si je suis déjà en cours d’écriture c’est le moment où je trouve des solutions aux blocages existants et où je fais des changements.
Un autre stimuli très fort est d’aller voir les autres ! Durant une représentation il y a toujours un moment où quelques chose me déclenche. J’entretiens donc ces initiateurs d’idées en restant avertie de ce qui se fait de la manière la plus large possible.
Le plus difficile selon moi est l’étape suivante : comment cultiver ce désir de donner vie à une idée et comment la saisir lorsqu’elle arrive. Nombreuses sont les idées qui restent dans notre tête. Pour le chorégraphe il y a un moment où cela passe par le corps. Apprendre à connaître le corps et entretenir son fonctionnement afin d’ouvrir le champ des possibles, se lancer, faire, produire, profiter de ces élans intérieurs sans avoir peur, évoluer avec le temps, échouer, travailler, recommencer.
Croire en son projet et avoir confiance me semble essentiel à la créativité. Je me suis souvent dit qu’il fallait une forme d’inconscience pour créer. Trop de questionnements peuvent parfois couper l’élan.
Alors comment cultiver cette confiance en soi ? Selon moi il n’y a que par le travail. Le travail sous toutes ses formes. »
En savoir plus sur son travail sur son site internet.
K Goldstein
« Le Flow : Tout d’abord, pour moi la créativité est un flux continu d’idées, d’envies, de questions, de curiosités. Dans ma façon de créer, il est primordial de prendre soin de ce flux, de le laisser s’exprimer. C’est un peu comme laisser parler l’enfant qui est en nous, qui a de nombreuses envies de découvertes, de questions, d’aventures liées aux sens, à la recherche d’expériences nouvelles. Cela me permet de toujours me rappeler qu’il n’y a pas un moment où je crée mais que c’est un angle de vue où la créativité ne me quitte jamais et fait parti de mon quotidien, tout comme respirer, m’hydrater, danser.
En pratique : J’ai toujours un carnet sur moi, j’ai ce réflexe de tout y noter, tout ce qui me questionne, mes découvertes, mes références, mes inspirations. Il y a aussi la possibilité d’utiliser son téléphone en memo écrit ou vocal, si par hasard je n’ai pas mon carnet.
La ballade : Elle peut être virtuelle ou réelle. S’autoriser une promenade sur le web comme dans la rue ou la nature. Suivre et se reconnecter à son instinct créatif qui me guidera de pages en pages ou de lieux en lieux. Lâcher un peu le mental et juste suivre ses intuitions.
En pratique : Je me donne tout de même un timing pour condenser cela dans le temps et rester dans un cadre concret. Je reviens après toujours dans mon cadre de travail, allégé, enrichi et aligné à ma créativité. Je trouve toujours intéressant de retracer par où je suis passé et me rappeler ce qui a pu guider mes choix.
Le choix : Le choix pour moi, c’est prendre une décision et s’autoriser à penser qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise décision, il y a juste la décision que j’ai prise et qui me fera avancer. Souvent ça peut m’arriver en période de stress ou de travail intense, de ne plus arriver à faire des choix. C’est un contraste soudain dans la fluidité de mon flux créatif et c’est très positif car c’est un indicateur précieux qui signifie que je dévie un peu de ma créativité. Il est alors temps pour moi de retrouver la puissance de mon choix et m’y reconnecter.
En pratique : Je reviens à la base du choix, c’est à dire à des choix quotidiens très simples (pas forcement simple à faire, mais avec un enjeu juste de plaisir) Je peux donc me retrouver devant une vitrine de pâtisserie et prendre un temps pour réellement choisir quel gâteau je vais m’offrir. Je peux aussi me retrouver devant ma bibliothèque et me demander quel livre est devant moi actuellement, que je n’ai pas encore lu et qui me ferait plaisir de découvrir maintenant. Je peux aussi me demander en fin de journée, qu’est-ce que j’ai envie de manger ce soir, quelle nouvelle recette je peux découvrir pour mon dîner. »
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Michaela Meschke
« Pour moi c’est une question de curiosité inépuisable, de rester attentive au monde qui nous entoure à chaque instant, y déceler la beauté, l’inattendu… Je me ressource des éléments autour de moi, en principe presque n’importe quelle chose peut se transformer en inspiration. Je suppose qu’il s’agit d’une association d’idées au bon moment. J’observe quelque chose, cela se lie à une pensée qui m’occupe, croise une musique… J’aime beaucoup me laisser traverser par des choses que mes amis et collaborateurs partagent avec moi, des sujets de société, des musiques, des œuvres d’art, des livres. Comme mes créations utilisent différents langages, danse contemporaine, théâtre et performance, les idées vont s’incarner dans la forme qui correspond le mieux, qui fait sens.
Beaucoup d’artistes de différentes disciplines, notamment les arts plastiques qui traitent de l’espace et des couleurs, sont une importante source d’inspiration pour moi : leurs vies, leurs œuvres, leurs collaborations, leurs manières d’interpréter leur époque… J’aime particulièrement l’art contemporain qui foisonne de procédés variés de création. Sophie Calle, Jenny Holzer et Robert Longo me ressourcent immédiatement.
La lecture me permet de voyager, d’associer des idées, des univers et comprendre le monde. En lien avec ma prochaine création sur les effets de la colonisation et notre responsabilité en tant qu’Européens.ennes d’interroger l’histoire, j’ai lu Christine Delphy et Françoise Vergès entre autres. Aussi Virginie Despentes et mon philosophe préféré Paul B. Preciado qui pour moi incarne le futur. Regarder le travail d’autres chorégraphes me semble aussi indispensable. Depuis toujours Anna Halprin et Merce Cunningham, et aussi DV8, David Zambrano et Crystal Pite.
Pour finir, il reste un autre élément très important : les personnes avec qui je travaille. Leurs personnalités, leurs contributions, leurs interprétations de la matière que je propose et nos échanges, m’enrichissent au quotidien et me porte dans le travail. Sans leur confiance, je n’irais pas loin.
Je trouve aussi que l’expérience et les nombreuses explorations que j’ai pu faire facilitent la relation à la créativité. Avec le temps je cherche beaucoup moins les idées, cela me vient plus directement. Ma boite à outils s’enrichit et je dispose de plus d’éléments, mais cela amène aussi plus d’exigence.
Pour finir, de faire le vide, de créer de la disponibilité et de l’écoute m’est aussi indispensable. Ce n’est pas toujours évident de trouver ces moments, mais je me dois de créer des espaces de relâchement, de recul, de vide… que je peux ensuite remplir. Et sinon, pour dédramatiser, je cite Jonathan Burrows et son « Manuel de chorégraphe » (Editions Contredanse) : « Ce n’est que du travail » [NDLR: « It’s just work » dans le texte]. »
En savoir plus sur sa dernière création sur son site internet.
Elsa Lyczko
« Cet après-midi, je posais comme modèle vivant pour un cours de dessin et dans mon immobilité totale je réfléchissais à ce que j’avais envie de dire à propos de la créativité. Une élève du cours se plaignait de ne pas arriver à capter et à coucher sur le papier tous les éléments de la pose que je proposais, quand l’enseignante lui répondit « Fais des choix ! C’est lorsque l’on fait des choix que l’on est créatif. ». Et elle avait pas tort, c’est un point de vue que je partage. Il met en lumière le fait que la créativité n’est pas une « illumination quasi divine », elle provient d’un élément du réel (en l’occurrence le corps que je proposais cet après-midi) et c’est le regard porté sur cet élément, le choix affirmé d’un observateur qui le transforme en une « création ». La créativité est un processus et non une capacité en soi, ou un trait de personnalité inné. Je pourrais dire « un processus de transformation du réel » ! Ca, ca me plait bien comme définition, car la base de ma créativité n’est autre que (au risque de vous décevoir)… le RÉEL !
Alors j’observe. Et oui, tout simplement. J’observe surtout les autres. Certains trouveront l’inspiration dans la nature, pour ma part, l’humain est ma source principale de créativité. L’humain du quotidien. 1h à une terrasse de café à observer les gens, leurs gestes, leurs voix, leurs démarches, à écouter leurs conversations, leurs préoccupations, à capter quelques instants de vie est un rituel créatif très important pour moi. Parfois je prends des notes et surtout j’imagine. Leurs vies, les liens qui les unissent, je cherche à déceler leur grain de folie, leur « socialement pas dans les clous ». J’adore les détails, surtout ceux qui dérangent. Les micro-détails qui sont une sorte de transgression, les instants infimes où les gens ne sont pas exactement là où on les attend dans des comportements sociaux convenus. Cela peut être un geste inattendu, une parole « politiquement incorrecte », une mimique… et j’imagine en silence ce qu’ils feraient s’ils pétaient un plomb, là, tout de suite ! Essayez, c’est franchement amusant. Oui, la créativité est très clairement un jeu !
L’observation fine est donc ma clé. Et je crois que c’est en ce sens que je ne peux dissocier la créativité d’une forme d’empathie, de capacité à capter l’autre. Je ne crois absolument pas qu’une « idée » soit uniquement le fruit d’une intériorité. L’élément déclencheur vient du dehors et souvent il y en a même plusieurs. Ils se retrouvent en revanche ensuite en une même personne, le créateur, qui tisse entre eux des liens, qui fait des choix, qui les assemble, les transforme. J’en reviens au processus… le créateur n’est pas un magicien, juste un type qui essaie de résoudre une équation à plusieurs inconnues. Et comme pour un problème de mathématiques, chacun à ses « petits trucs ». Personnellement, quand il s’agit du mouvement, lorsque je me retrouve dans un studio de danse avec une idée en tête, j’ai d’abord besoin de mon rituel corporel. Un échauffement qui est toujours le même, sur la même playlist depuis des années et que j’appelle « activation des flux », car oui je crois aussi que cette histoire de créativité est liée à la notion de circulation, rien ne se crée dans le figé. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », ca vous rappelle quelque chose ? J’arrête là mes parallèles scientifiques… Mais vous l’aurez compris, il y a aussi quelque chose de très rationnel dans ce que j’appelle créativité. Et c’est peut-être l’endroit exact où le dehors rencontre le dedans pour donner une troisième entité aux formes multiples. Un autre exemple me vient : je travaille aussi beaucoup autour de l’écriture et là encore, vous savez ce que je fais systématiquement avant de me mettre à écrire ? Je lis ! Quelques pages d’un roman. Pas pour copier non, pas parce que je n’ai pas d’idée mais parce que j’ai besoin des mots des autres pour trouver les miens. Parce que lire active une partie de mon cerveau qui me permet d’écrire. Finalement c’est pas sorcier tout ca ! Et pour résumer mes astuces et habitudes : observez, imaginez, trouvez vos rituels et surtout amusez-vous ! Voilà mon combo gagnant de créativité ! »
En savoir plus sur les mots écrits par Elsa sur son blog