A l’occasion du second MoveUp RH, rencontre avec Christine Bastin, chorégraphe et directrice artistique de La Fabrique de la Danse. Nous parlons émotions, mouvement et agilité émotionnelle.
En tant que chorégraphe, comment vivez-vous les émotions dans votre travail ?
Je les vis. Je les écoute. Je vois ce qu’elles me font faire ; comment elles me font danser. Et très vite il y a un but artistique que je me donne : je cherche à reprendre la main sur elles pour éviter qu’elles me débordent ou me rendent illisible ; pour pouvoir mettre en forme tout ce qui me traverse. Il y a comme une sorte de dédoublement : se laisser toucher par l’émotion, la garder vivante et en même temps , prendre du recul par rapport à elle pour pouvoir en faire la sculpture, la mise en forme dans l’espace et dans le temps. C’est un aller-retour mystérieux, entre le dedans informe, et sa traduction formelle dans le dehors. En général, je travaille sur une émotion à la fois, selon la thématique de création choisie. On parle d’ailleurs beaucoup plus « d’état » que « d’émotion ». L’état intérieur qui pré-existe à ce qui va se danser.
Et dans le rôle d’interprète, est ce que le rapport aux émotions est différent ?
Oui, il peut être différent. Dans le cas d’une écriture que l’on transmet, l’interprète commence par apprendre le dessin « déjà accompli » de l’état intérieur du chorégraphe. Il n’est pas encombré du chaos du créateur. La magie, c’est que si l’écriture s’est vraiment appuyée sur un état, la danse va conduire l’interprète à cette intériorité. Tous les chemins mènent à Rome ! « Rome », ce serait l’équilibre parfait entre le dedans et le dehors… La danse visible. Et l’autre miracle, c’est que cette danse peut libérer quelque chose d’inattendu chez l’interprète, que personne n’avait prévu, un autre chaos ? Un autre mystère ?… Quand l’interprète lui-même « défaille » au-delà de ce qui est écrit.
Quelle est la place pour vous des émotions dans l’art ? Dans la danse et la chorégraphie ?
L’artiste décide quelle place il veut donner aux émotions. Certains n’en ont pas besoin, n’y font pas référence. Cunningham travaille sur l’homme comme élément de l’espace. Sa danse : un bain de lignes, d’énergies, de multiplications des centres de gravité, de hasard, de rencontres aléatoires… L’homme « atomique ». D’autres disent que c’est le geste du messager, qui fait la valeur du message. C’est comme une abstraction pure, où resterait la joie, vue non pas comme émotion, mais comme partie de « l’être ». Un au-delà des émotions. Il y a mille façons de danser, de chorégraphier et l’artiste se situe là où il se sent le mieux, au plus juste, par rapport à lui-même, sur toute l’échelle de ce qui fait l’humain. Du conceptuel le plus détaché à l’incarnation la plus forte. Moi, je me situe sans cesse dans des allers-retours entre la grâce et le chaos. Dans l’imperfection, la faille, la blessure, l’émotion.
Comment définiriez-vous l’intelligence émotionnelle ?
Cette expression est parfaite car elle contient la réponse en elle. Emotions, on sait ce que c’est, intelligence aussi… Alors l’intelligence émotionnelle, c’est faire converser avec la raison, tout ce qui agite le corps et fait de nous des humains : les émotions… L’intelligence émotionnelle nous permet de tenir les rênes du « cheval », pour l’emmener dans la bonne direction. Transcender ses élans. Cette expression nous rappelle aussi que dans l’être humain, l’émotion et la raison sont indissociables et que, en négliger une, c’est faire violence à notre unité. Et nous rendre prisonniers d’un cheval fou sans cavalier.
Et qu’est ce que représente l’agilité émotionnelle pour vous ?
C’est la faculté de reconnaître les émotions qui nous traversent, sans s’identifier à elles ni se laisser envahir par elles. C’est se mettre à un endroit de soi qui s’appelle l’être, un endroit fait d’espace, de temps, de respiration, de connexion au monde, où l’émotion ne fait que passer, sans faire de nous son esclave. Elle peut aller et venir au milieu d’un champ qui la dépasse. Le mot « agilité » est plein de grâce. Il suggère l’envie de jouer, de transformer, de créer. Venez-là : colère, peur, tristesse, que je vous transforme en énergie créatrice !
Pensez-vous que l’intelligence émotionnelle ait sa place dans la danse et dans la chorégraphie ?
Je crois qu’elle est là sans qu’on y pense ; sans qu’on se pose la question. C’est d’ailleurs une expression que je n’ai découverte que récemment. Dès le départ, l’émotion (ou l’état intérieur) est notre terrain d’exploration, et le jeu, c’est d’en faire quelque chose de constructif, de positif, d’en faire une œuvre d’art. Là où l’intelligence, la pensée sont naturellement à l’œuvre. Aucune émotion n’est négative a priori. Chacune d’elle est vue comme la chance de créer, de se surprendre, d’élargir encore nos champs de danse et de sensibilité. En fait le projet de création en cours, représente cet espace élargi de l’être, qui nous permet de naviguer librement d’une émotion à l’autre, sans perdre de vue le projet, le cadre. Le projet, c’est notre « garde-fou » ! Quelle belle expression ! Poser des règles, une mise en forme, une écriture chorégraphique, pour se garder de la folie pure. Mais sans perdre le fou !
Pensez-vous que l’intelligence émotionnelle ait sa place en entreprise?
Oui tout à fait. Elle est à l’œuvre à chaque seconde dans les rapports personnels ou professionnels en entreprise, et c’est fondamental d’en prendre conscience, de l’expérimenter, de la verbaliser. Il y a des mots qui sauvent. Surtout ces deux-là, « intelligence émotionnelle », qui reconnaissent à chacun le droit d’avoir des émotions, tout en invitant à les gérer, pour le mieux-être de tous.
Le mouvement et la danse peuvent-ils nous aider à développer notre intelligence émotionnelle ?
C’est une évidence. La danse et notamment la pratique de l’improvisation développent les mêmes valeurs que celles recherchées en entreprise : outre la reconnaissance du corps qui est fondamentale pour la danse, il y a la conscience et l’acceptation de soi, de sa place dans l’espace, de la place de l’autre, l’écoute et la perception des rythmes et des émotions de chacun, la transformation perpétuelle de son mouvement au contact de l’autre ou du groupe, la prise d’initiative au bon moment, le sens de l’espace qui nous entoure… L’improvisation est le lieu par excellence où tout s’invente et se transforme à chaque seconde, grâce à l’individu autant qu’au groupe. C’est le lieu de l’empathie et de la connexion à son plus haut degré. On est dans le pur instant, dans le lâcher-prise et la créativité perpétuelle. La maîtrise de tout ce qui advient, naît au cœur même de l’abandon à tout ce qui advient. C’est vraiment le lieu de l’agilité du corps et de l’esprit. Tout danse !
Quel(s) conseil(s) donneriez-vous à des collaborateurs pour développer leur intelligence émotionnelle ?
S’accorder d’abord du temps pour bien se connaître soi-même. C’est une démarche personnelle qui rendra plus vraies toutes les relations , de soi à soi et de soi aux autres. Il est important de commencer par se construire soi-même, s’accepter comme l’on est, s’aimer. Sinon, comment accepter l’autre ? Chacun de nous, nous sommes estimables et uniques et nous méritons de prendre soin de nous-mêmes, de nos corps, de nos émotions. C’est le chemin que fait le danseur, tous les jours. Il est long, il prend du temps mais ça vaut la peine car ce que l’on trouve, c’est l’essence de soi. En ce sens, soyons tous des danseurs, connectés à nous-mêmes, à l’autre et au monde ; dans le plaisir partagé du mouvement et de la transformation. Avec cette découverte rassurante et incroyable qu’un groupe connecté n’étouffe pas les personnes mais les exalte, chacune à sa bonne place. Ce qui va de pair avec l’intelligence émotionnelle, c’est aussi d’avoir toujours présent à l’esprit : le cadre, le contrat de travail, le projet qui nous réunit. Redonner à ce cadre, la priorité, apaise beaucoup de choses. Cela redonne la distance nécessaire, pour trier parmi les émotions, celles qui servent le projet, et celles qui le bloquent.
Auriez-vous une citation qui vous tient à coeur, à partager avec nous ?
Mon corps est la maison qui abrite tout ce que je suis : émotions, raison, esprit. C’est grâce à lui que je vis, que j’aime, que je pense, que je sens, que je donne la vie, que je me relie au monde. Alors merci à lui. Quand je danse, je rends mon corps à tout ce qui est, je deviens tout ce qui est. Je n’ai plus peur, je suis.