Voici une interview de Jean-Marc Matos, chorégraphe et co-directeur artistique de la compagnie K.Danse, qui anime notre formation « Intégrer les nouvelles technologies à sa création ». Diplômé de l’INSA en ingénierie, le chorégraphe nous parle ici, de l’intérêt qu’il porte à mettre en lumière la rencontre entre les corps et les nouvelles technologies.
Photo : Fabien Leprieult. RCO, chorégraphes : Jean-Marc Matos et Sarah Fdili Alaoui. Interprète : Mario Garcia Sáez
Vous êtes un chorégraphe particulièrement intéressé par l’implication des nouvelles technologies au sein des créations : pourquoi un tel intérêt ?
Je suis intéressé par l’impact philosophique, économique et politique des technologies digitales sur notre société. Cette réflexion plutôt contemporaine met en valeur la quête d’une réelle relation entre la danse et les nouveaux médias. Depuis que je suis danseur et chorégraphe, j’ai expérimenté à de nombreuses reprises la dimension digitale de manière à voir ce qu’elle pouvait apporter à une création chorégraphique. Je pourrais résumer cette passion de toute une vie par : comment la danse, combinée à la technologie, peut permettre un processus de possible réincarnation d’un corps désincarné par ces mêmes technologies que nous connaissons aujourd’hui, intrusives, ubiquitaires ?
J’aime l’idée d’expansion de l’invisible rendu palpable au travers des relations interactives corps-technologie. L’essence du corps lui-même et l’imaginaire permettent d’aller plus loin dans la quête sensorielle et symbolique de la compréhension du monde alors même que notre propre présence y reste un mystère.
Comment associez-vous la danse aux nouvelles technologies ?
Je développe un langage corporel contemporain à travers la confrontation du physique (les expériences, le vécu) et du visuel (corps donné à voir, corps virtuel). À travers la recherche de diverses technologies interactives (téléphones portables, accessoires connectés, capteurs physiologiques, capteurs optiques, intelligence artificielle, réalité virtuelle) les performances que je produis avec la compagnie K. Danse, explorent les frontières entre fiction et réalité, la construction sociale du corps et les structures psychologiques dans les relations humaines. J’ai pu associer la danse et le digital de façon variée : composition assistée par ordinateur, mise en scène des relations humain-machine, augmentation perceptuelle des sens, environnements poétiques dynamiques, confrontations avec l’intelligence artificielle, etc.
Aujourd’hui, je continue d’explorer la composition chorégraphique et ses liens avec les mathématiques et les démarches dd recherche en neurosciences, sciences cognitives, robotique autonome, IA « sensible ». Je travaille en ce moment, sur la mise en scène de dramaturgies interactives ouvertes, en particulier à travers des performances participatives qui questionnent les relations entre le public, les danseurs et l’environnement (voir les exemples : Metaphorá, Narcissus Reflected, BodyFail, RCO).
RCO, chorégraphes : Jean-Marc Matos et Sarah Fdili Alaoui
Quels outils utilisez-vous ? Comment les nouvelles technologies offrent-elles une perception différentes du mouvement ?
J’utilise des technologies assez variées pour créer des environnements interactifs (spectacles sur scène, installations immersives, performances in situ, projets participatifs) : téléphonie mobile, capteurs corporels, physiologiques, capteurs optiques, le réseau internet pour une connecter entre eux des lieux distants, la programmation de réseaux neuronaux, le machine learning, la 3D, la motion capture, la réalité virtuelle, etc.
Il existe différentes manières d’étendre et questionner la perception du mouvement via le technologique :
- Dans la mise en scène métaphorique de la relation entre l’être humain et la technologie, par exemple. Entre autres, les thèmes dystopique des liens de connectivité entre l’humain et la machine (contrôle social, suivi du corps, danser comme un « jeu sérieux », dialoguer avec un avatar, …).
- Quand la technologie est associée aux manières d’ouvrir, augmenter et élargir la fine perception que le public peut avoir de cette part intangible, dans un contexte donné (par exemple une danse exprimant un état d’être particulier du corps ou les différentes facettes relationnelles à l’oeuvre entre des individus). Ici, la technologie agît comme un révélateur de ce qui est invisible (exemple : le toucher et la sensation rétroactive du touché, les retours physiologiques, l’empathie révélée, …).
Comment un chorégraphe pourrait-il tirer un avantage des nouvelles technologies dans la danse ou dans d’autres activités ?
Il y a différentes façons… Premièrement, en reliant l’approche artistique appliquée à celle de la technologie elle-même :
- D’une part la conception artistique peut informer sur le développement de la technologie (les outils chorégraphiques peuvent être utilisés dans la conception de la technologie). Par exemple, l’analyse en profondeur des outils de composition peut apporter des directions inédites dans la compréhension de l’analyse du mouvement et de l’interaction du corps entier.
- D’autre part, la conception de la technologie peut informer sur le développement artistique : la technologie peut fournir des outils chorégraphiques et créatifs. En particulier quand l’environnement technologique apporte et induit de nouvelles conditions et contraintes à la construction du mouvement et de la chorégraphie, et à leurs perceptions de l’extérieur.
- Un chorégraphe peut aussi concevoir une composition chorégraphique et technologique pour l’analyse du mouvement. Les outils de composition chorégraphique peuvent être utilisés pour une analyse minutieuse des mouvements, en découpant par segments, par exemple, les mouvements dont beaucoup d’éléments se chevauchent. Cela peut être assez utile d’un point de vue pédagogique également.
- Une technologie ultra innovante peut aussi être rendue accessible dans un but créatif. Par exemple, un tout autre axe de travail serait la « gamification » pour l’apprentissage pédagogique des procédés. Cela peut être atteint à travers la description de la relation étroite entre – les principes de mouvement utilisés dans la création – les choix des visualisations de l’avatar – la programmation du comportement des entités visuelles et sonores et – les règles ajoutées à un comportement dit semi-autonome.
- La chorégraphie peut également être utilisée dans la conception interactive : une analyse fine et automatisée du traitement multimodal des qualités de mouvement très diversifiées qui peuvent permettre aux utilisateurs d’améliorer la conscience des qualités individuelles d’un mouvement expressif, résultant en une appréhension renforcée de la description de qualités spécifiques de mouvements en termes chorégraphiques.
- Les personnes développant les technologies peuvent également se nourrir de l’imaginaire chorégraphique. Le fait d’utiliser la technologie peut ouvrir à de nouvelles manières de faire connaître la danse, et ainsi d’attirer de nouveaux publics (voir les exemples d’enfants apprenants par le mouvement lorsque immergés dans un environnement de danse innovant et ludique).
Quelques autres aspects peuvent être envisagés :
- Les sémantiques de l’interaction : à travers un programme de recherche pertinent et le développement de règles d’interaction entre un utilisateur et un avatar empruntant aux principes de la communication interpersonnelle, l’utilisateur peut faire émerger une danse singulière, en imitant, proposant, provoquant, améliorant ou non ses propres mouvements, etc.
- La scénographie : dans un travail de danse multimédia, la conception de la mise en scène peut inclure la mise en scène chorégraphique d’une relation ludique représentant différentes rencontres possibles entre un utilisateur et un avatar (lumières, musiques, etc.), et la visualisation/ matérialisation d’une sorte d’architecture imaginaire, un espace invisible, telle une interface très fine, entre les corps et les espaces.
Quelles sont les nouvelles problématiques mises en avant grâce à l’insertion des nouvelles technologies dans la danse ?
Je peux en citer quelques-unes :
- L’importance de passer par une approche artistique d’ensemble, au lieu de juste utiliser la technologie parce qu’on apprécie en tant que telle, ou dans un but uniquement esthétique.
- La nécessité de prêter attention au sens porté par la danse elle-même lorsqu’elle est confrontée à la technologie, qu’elle soit abstraite, poétique, magique ou théâtrale.
- La nécessité d’utiliser de manière sensible les média digitaux de sorte que le corps reste une partie intégrale et fondamentale de la composition hybride.
- La possibilité de combiner un double point de vue dans les intentions de mise en scène et dans l’invention de nouveaux mouvements dansés.
- La conception d’un environnement interactif et réactif qui soit pertinent par rapport à la cinématique des mouvements, sans négliger une analyse fine des qualités de mouvements et des états émotionnels multiples.
- L’invention de nouveaux espaces pour la dramaturgie de la co-écriture de la danse et des médias digitaux.
- L’invention de nouvelles manières de faire participer activement le public.
- L’extension d’un accès à la danse contemporaine pour toucher un public plus large.
Et par-dessus tout, la possibilité de « traquer » plus loin encore les potentialités poétiques de la danse… Dans toutes les expériences mélangeant spectacle vivant et technologie, la danse contemporaine fait revivre sa vocation première, celle de faire que le monde connu puisse toucher ce qui est de l’ordre de l’inconnu, en voyageant à travers la frontière de l’inatteignable, et en menant toujours vers de nouveaux horizons, à la fois pour les yeux et pour le corps.